6
La porte de Baldur

 

 

— Par la rambarde ! Par la rambarde ! cria une voix.

— Jetez-les par-dessus bord ! ajouta une autre.

La bande de marins s’approcha plus près, brandissant des épées recourbées et des bâtons.

Entreri se tenait calmement au centre de cette agitation, avec Régis, nerveux, à ses côtés. L’assassin ne comprenait pas la raison de cet accès de colère soudain de la part de l’équipage mais il se doutait que le halfelin sournois y était d’une façon ou d’une autre pour quelque chose. Il n’avait dégainé aucune arme, sachant qu’il serait capable de tenir son sabre ou sa dague prêts quand il le voudrait, et aucun des marins, malgré leur déchaînement et leurs menaces, ne s’était encore approché à moins de trois mètres de lui.

Le capitaine du vaisseau se fraya un chemin depuis sa cabine afin d’enquêter sur ce tapage. C’était un homme courtaud à la démarche boitillante et aux cheveux noirs et raides, doté de dents d’une blancheur de nacre et dont les yeux brillaient d’un perpétuel regard de côté.

— Avec moi, Rougeœil, dit-il.

Il adressa un signe au marin à la mine sombre qui, le premier, lui avait parlé de la rumeur selon laquelle les passagers étaient infectés par une horrible maladie – et qui avait apparemment répandu cette histoire parmi les autres membres de l’équipage. Rougeœil obtempéra immédiatement et suivit son capitaine entre les hommes regroupés qui s’écartèrent à leur passage et parvint devant Entreri et Régis.

Le capitaine sortit lentement sa pipe et la bourra de tabac, sans jamais lâcher Entreri de son regard pénétrant.

— Jetez-les par-dessus bord ! entendait-on crier de temps à autre, mais chaque fois, le capitaine calmait l’éclat d’un geste de la main.

Désireux de prendre la pleine mesure de ces étrangers avant d’agir, il laissa patiemment passer quelques instants, tout en allumant sa pipe avant d’en aspirer une large bouffée.

Entreri ne cilla pas une seule fois, pas plus qu’il ne détourna les yeux de ceux du marin. Il rejeta sa cape derrière les fourreaux accrochés à sa ceinture et croisa les bras, un geste calme et assuré qui plaça ses mains à peine à quelques centimètres des poignées de ses armes.

— Vous auriez dû me prévenir, messire, dit finalement le capitaine.

— Je ne comprends pas davantage vos paroles que les actes de votre équipage, répondit l’assassin d’un ton posé.

— Vraiment ? lâcha la capitaine en tirant sur sa pipe.

Certains membres de l’équipage n’étaient pas aussi patients que leur commandant. Un homme, au torse imposant et aux épais bras musclés et tatoués, se lassa de cette comédie. Il se glissa audacieusement derrière Entreri, dans l’intention de le faire basculer à la mer et d’en finir une bonne fois pour toutes avec lui.

Quand le marin esquissa le geste d’agripper les épaules élancées du passager, celui-ci réagit avec une vivacité inouïe. Il se retourna et reprit sa pose, les bras croisés, si vite que les membres de l’équipage qui le regardaient clignèrent des yeux, comme éblouis, et se demandèrent s’il avait vraiment bougé.

L’homme au torse puissant tomba à genoux avant de s’écrouler au sol, le visage contre le pont. En une fraction de seconde, un talon lui avait écrasé la rotule et, encore plus insidieusement, une dague incrustée de joyaux était sortie de son étui et l’avait frappé au cœur avant de regagner sa place sur la hanche de l’assassin.

— Votre réputation vous précède, dit le capitaine sans broncher.

— J’ose espérer qu’elle est justifiée, répliqua Entreri en s’inclinant de façon sarcastique.

— En effet, convint le marin, avant de désigner l’homme à terre. Les autres peuvent-ils s’en occuper ?

— Il est déjà mort, assura Entreri. Si ses amis veulent vraiment le rejoindre, laissez-les, eux aussi, faire un pas en avant.

— Ils sont effrayés. Ils ont été les témoins de tant de maladies dans les ports le long de la côte des Épées.

— Des maladies ? répéta l’assassin.

— C’est ce que prétend votre compagnon.

Un large sourire apparut sur le visage d’Entreri quand tout s’éclaira dans son esprit. Vif comme l’éclair, il déchira la cape de Régis et le saisit par le poignet, puis le souleva du sol avant de lancer au halfelin, qui le regardait avec des yeux pleins de terreur, un regard furieux qui promettait une mort lente et douloureuse. L’assassin remarqua immédiatement les cicatrices sur le bras de Régis.

— Des brûlures ? s’étonna-t-il.

— Oui, c’est comme ça que le p’tit gars a dit que ça apparaissait, cria Rougeœil, qui se cacha derrière son capitaine quand les yeux d’Entreri se posèrent sur lui. Ça brûle d’l’intérieur !

— Ça vient plus probablement d’une bougie, rétorqua Entreri. Inspectez ces blessures par vous-même, capitaine. Il n’y a là aucune maladie mais simplement la ruse désespérée d’un voleur acculé.

Il lâcha Régis, qui s’écroula sur le pont dans un grand fracas. Celui-ci demeura immobile, n’osant même plus respirer. La situation n’avait pas évolué comme il l’avait espéré.

— Jetez-les par-dessus bord ! s’exclama une voix anonyme.

— Prenons pas de risques ! ajouta une autre.

— De combien d’hommes avez-vous besoin pour manœuvrer votre navire ? demanda Entreri au capitaine. Combien pouvez-vous vous permettre de perdre ?

Ayant vu l’assassin en action et conscient de sa réputation, le marin ne songea pas une seule seconde qu’il s’agissait là d’une menace sans fondement, d’autant moins que le regard que lui lançait maintenant cet homme lui révélait sans le moindre doute qu’il serait sa première cible si l’équipage faisait un geste.

— Je vous crois sur parole, dit-il d’un ton imposant, qui réduisit au silence les grognements de ses hommes nerveux. Il n’est pas nécessaire d’examiner les blessures. Mais maladie ou pas, notre contrat ne tient plus.

Il regarda ostensiblement son marin mort.

— Je n’ai pas l’intention de nager jusqu’à Portcalim, siffla Entreri.

— C’est entendu, dit le capitaine. Nous faisons relâche à la Porte de Baldur dans deux jours. Vous y trouverez un autre vaisseau.

— Et vous me rembourserez, répliqua l’assassin. Chaque pièce d’or…

Le capitaine aspira une nouvelle longue bouffée de sa pipe. Ce n’était pas là un combat qu’il avait l’intention de mener.

— Entendu…, lâcha-t-il sans se départir de son calme.

Puis il reprit la direction de sa cabine et ordonna aux membres de son équipage de regagner leurs postes.

 

***

 

Il se souvenait des jours paresseux de l’été sur les rives du lac Maer Dualdon au Valbise. Combien d’heures y avait-il passées, à pêcher ces truites insaisissables, ou simplement à se prélasser sous la rare chaleur du soleil d’été du Valbise. En songeant à ses années à Dix-Cités, Régis avait du mal à croire à ce que lui avait réservé le destin.

Il pensait avoir trouvé un lieu où mener une existence confortable – encore plus avec l’aide de ce pendentif volé orné d’un rubis. Il envisageait de s’engager dans une carrière lucrative de graveur, sculptant les os couleur ivoire des poissons pour en faire de merveilleux bibelots. Hélas, ce jour funeste était survenu, où Artémis Entreri avait fait irruption à Bryn Shander, la ville que Régis en était venu à considérer comme son foyer, et l’avait jeté sur la route de l’aventure avec ses amis.

Toutefois, ni Drizzt, Bruenor, Catti-Brie ou Wulfgar n’avaient été capables de le protéger d’Entreri.

Ces souvenirs lui apportaient un peu de réconfort tandis que les éreintantes heures de solitude passaient dans la cabine où il était enfermé. Il aurait aimé s’évader définitivement dans les songes agréables de son passé mais il voyait invariablement ses pensées le ramener vers cet odieux présent et le conduire à se demander quelle allait être sa punition pour sa tromperie manquée. Entreri avait conservé son calme et avait même semblé amusé après l’incident du pont, lorsqu’il avait ramené Régis à la cabine avant de disparaître sans un mot.

Trop calme, songea le halfelin.

D’un autre côté, cela faisait partie du mythe de l’assassin. Aucun homme ne connaissait suffisamment Artémis Entreri pour le considérer comme un ami, tandis qu’aucun ennemi ne le cernait assez pour être son égal.

Régis se tapit contre le mur quand Entreri fut enfin de retour. Il s’avança jusqu’à la table de la pièce sans accorder plus qu’un regard oblique appuyé à son prisonnier, puis il s’assit, avant de passer la main dans ses cheveux noir d’encre, les yeux rivés sur l’unique bougie allumée sur la table.

— Une bougie, marmonna-t-il, amusé, avant de se tourner vers Régis en gloussant. Tu as un ou deux tours dans ton sac, halfelin. (Régis ne rit pas, conscient qu’aucune chaleur ne s’était soudain introduite dans le cœur de son ravisseur et décidé à ne pas laisser cette apparente jovialité lui faire baisser sa garde.) Une bonne ruse. Et efficace. Cela nous prendra peut-être une dizaine de jours pour trouver un embarquement vers le sud à la Porte de Baldur. Un délai supplémentaire qui permettrait à tes amis de se rapprocher. Je ne m’attendais pas à autant d’audace de ta part.

Le sourire s’effaça subitement de son visage et il prit un ton considérablement plus sévère quand il ajouta :

— Je ne pensais pas que tu serais prêt à en supporter les conséquences.

Régis leva la tête pour observer chaque mouvement de l’homme.

— Nous y voilà…, murmura-t-il dans un souffle.

— Bien sûr qu’il y a des conséquences, petit idiot ! Je rends hommage à ta tentative… et j’espère que tu m’offriras d’autres émotions au cours de ce voyage assommant ! Mais je ne peux pas oublier de te punir. Agir de la sorte ferait perdre de sa valeur à l’audace de tes ruses, et donc aux sensations fortes qu’elles procurent.

Entreri se leva et contourna la table. Régis étouffa un cri et ferma les yeux ; il ne pouvait pas s’échapper.

La dernière chose qu’il vit fut le poignard incrusté de joyaux qui tournoyait lentement dans la main de l’assassin.

 

***

 

Ils atteignirent la rivière Chionthar l’après-midi suivant et remontèrent les courants grâce à un bon vent qui gonflait leurs voiles. Les hauts niveaux de la ville de la Porte de Baldur apparurent à l’horizon est avant la tombée de la nuit et quand les dernières lueurs du jour disparurent du ciel, les lumières du grand port éclairèrent leur route comme un phare. La ville n’autorisant pas l’accès à ses quais après le coucher du soleil, le navire jeta l’ancre à un peu plus d’un demi-kilomètre du rivage.

Régis, qui ne parvenait pas à trouver le sommeil, entendit Entreri s’agiter bien plus tard que d’habitude cette nuit-là. Le halfelin ferma les yeux aussi fort que possible et se força à respirer profondément, en suivant un rythme lent. Il n’avait aucune idée des intentions de l’assassin mais, dans tous les cas, il ne voulait pas qu’il le soupçonne d’être encore éveillé.

Entreri ne lui laissa pas le temps de réfléchir davantage. Aussi silencieux qu’un chat – ou que la mort en personne -, il se glissa hors de la cabine. L’équipage comprenait vingt-cinq hommes, mais après cette longue journée de navigation et avec la Porte de Baldur qui attendait les premières clartés de l’aurore, ils ne seraient probablement que quatre encore debout.

L’assassin se faufila dans les quartiers des marins, se guidant grâce à la lumière d’une simple bougie fixée à la poupe du navire. Dans la cambuse, le cuisinier s’affairait déjà à préparer le petit déjeuner, constitué d’une épaisse soupe, qui chauffait dans un énorme chaudron. Occupé à chanter, ainsi qu’il en avait l’habitude lorsqu’il travaillait, il ne prêtait pas attention à son environnement proche. Cela dit, même s’il était resté silencieux et sur ses gardes, il n’aurait sans doute pas entendu les légers bruits de pas derrière lui.

Il mourut la tête dans la soupe.

Entreri retourna vers les dortoirs, où une vingtaine de marins moururent en silence. Puis il regagna le pont.

La lune brillait haut dans le ciel cette nuit-là mais l’assassin expérimenté savait profiter de la moindre parcelle d’ombre pour se dissimuler, sans compter qu’il connaissait aussi parfaitement les habitudes du guet. Il avait passé de nombreuses nuits à étudier les allées et venues des hommes de quart afin de se tenir prêt, comme toujours, au pire scénario possible. Comptant les pas des deux marins de garde sur le pont, il grimpa le long du grand mât, sa dague entre les dents.

Ses muscles fermes le propulsèrent aisément sur la vigie.

Puis il ne resta plus que deux hommes.

De retour sur le pont, Entreri se dirigea ouvertement d’un pas calme vers la rambarde.

— Un vaisseau ! s’écria-t-il, un doigt tendu dans l’obscurité. Il se rapproche !

D’instinct, les deux derniers guetteurs se précipitèrent aux côtés de l’assassin et scrutèrent les ténèbres à la recherche du danger… jusqu’à ce que la piqûre d’un poignard leur révèle leur erreur.

Il ne restait plus que le capitaine.

Entreri n’aurait rencontré aucune difficulté à crocheter la serrure qui verrouillait la porte de sa cabine avant de tuer le capitaine mais il désirait ponctuer son travail d’une fin plus dramatique ; il voulait que cet homme saisisse pleinement le funeste destin qui s’était abattu sur son vaisseau cette nuit. Il franchit la porte qui donnait sur le pont et s’empara de ses outils, ainsi que de quelques mètres de cordage fin.

Quelques minutes plus tard, de retour dans sa propre cabine, il réveilla Régis.

— Au moindre bruit, je t’arrache la langue ! le prévint-il.

Le halfelin comprit alors ce qu’il s’était passé. Si les marins avaient débarqué à la Porte de Baldur, ils auraient répandu à coup sûr la rumeur qu’un terrifiant assassin et son ami « malade » se trouvaient à bord, ce qui aurait réduit à néant la recherche d’Entreri pour embarquer sur un autre navire.

L’assassin n’avait pas permis que cela se produise, quel qu’en soit le prix, et Régis ne put s’empêcher de se sentir responsable du carnage.

Impuissant, il suivit l’assassin en silence. Lorsqu’ils traversèrent les quartiers de l’équipage, il remarqua l’absence de ronflements et le calme qui semblait régner un peu plus loin vers la cuisine. L’aube approchant, le cuisinier devait sans doute être très occupé à préparer le repas du matin. Mais aucun chant ne s’élevait derrière la porte à demi fermée de la porte de la cambuse.

Le vaisseau s’était suffisamment ravitaillé en huile à Eauprofonde pour tenir jusqu’à Portcalim et il en restait encore plusieurs barils dans la cale. Entreri ouvrit la trappe qui y menait et sortit deux lourds tonneaux. Il en éventra un et l’envoya rouler vers les dortoirs d’un coup de pied, répandant son contenu le long des coursives. Il se saisit ensuite de l’autre – tout en portant plus ou moins Régis, incapable de réagir tant il était effrayé et écœuré – et regagna le pont qu’il aspergea méthodiquement de pétrole, en décrivant au passage un arc de cercle serré autour de la porte du capitaine.

— Monte là-dedans, ordonna-t-il à Régis en désignant un canot à rames suspendu à tribord. Et porte ça.

Il tendit un petit sachet au halfelin.

Le dégoût de Régis fut à son comble quand il songea au contenu du sachet mais il s’en empara tout de même et le mit à l’abri, conscient que s’il l’égarait Entreri s’en procurerait un autre.

L’assassin bondit avec légèreté sur le pont et alluma une torche. Horrifié, Régis trembla de terreur quand il le vit, le visage sombre, lancer la torche en bas de l’échelle qui conduisait aux quartiers imbibés de pétrole. Satisfait à la vue des flammes qui se multipliaient en crépitant, Entreri se précipita de l’autre côté du pont, jusqu’à la porte de la cabine du capitaine.

— Au revoir !

Telle fut l’unique explication qu’il offrit alors qu’il donnait quelques coups sur la porte. Puis il revint en deux enjambées près du canot.

Le capitaine bondit de son lit et lutta pour recouvrer ses esprits. Un étrange calme régnait à bord, à l’exception d’un craquement révélateur et de volutes de fumée qui s’insinuaient à travers le plancher.

L’épée en main, il déverrouilla la porte et l’ouvrit. Il regarda désespérément de tous côtés et appela son équipage. Les flammes n’avaient pas encore atteint le pont mais il était évident pour lui, comme cela aurait dû l’être pour les hommes de quart, que le vaisseau brûlait. Tandis que la terrifiante vérité lui apparaissait peu à peu, il se précipita à l’extérieur, uniquement vêtu de sa tenue de nuit.

Il sentit soudain la pression d’un cordage et grimaça quand il comprit que sa cheville était prise dans un nœud coulant. Il s’écroula au sol et lâcha son épée devant lui. Il reconnut alors l’odeur du pétrole et se rendit compte des implications mortelles du fluide graisseux qui maculait sa chemise de nuit. Il tendit la main dans l’intention de récupérer son arme mais ses ongles griffèrent jusqu’au sang le pont en bois, en vain.

Une langue de flammes vint lécher le plancher…

Les sons résonnaient de façon sinistre sur l’étendue d’eau, impression renforcée par l’obscurité vide de la nuit. L’écho de l’incendie parvint aux oreilles de Régis et d’Entreri tandis que la petite embarcation, menée par l’assassin, luttait contre les courants de la Chionthar. Il domina même le chahut des tavernes alignées sur les quais de la Porte de Baldur, un demi-kilomètre plus loin.

Comme intensifiée par les cris de protestation muets de l’équipage assassiné – et par le navire lui-même -, une voix solitaire et agonisante hurla pour eux tous.

Puis il ne subsista plus que les craquements de l’incendie.

 

***

 

Entreri et Régis mirent pied à terre à la Porte de Baldur peu après le point du jour. Ils avaient conduit le canot dans une crique quelques centaines de mètres en aval avant de le couler. Entreri ne voulait laisser aucune preuve susceptible de les lier au désastre survenu la nuit précédente.

— Ça va te faire plaisir de rentrer chez toi, ricana-t-il tandis qu’ils avançaient le long des interminables quais de la cité basse. (Il désigna un vaisseau marchand de bonne taille amarré à l’une des jetées.) Reconnais-tu ce pavillon ?

Régis observa l’étendard qui flottait au sommet du navire, composé de lignes bleues inclinées sur fond doré, la bannière de Portcalim.

— Les marchands du Calimshan ne prennent jamais de passagers, rappela-t-il à l’assassin, espérant ainsi dissiper son outrecuidance.

— Ils feront une exception, répondit Entreri.

Il sortit le pendentif orné du rubis de sa veste de cuir et le déploya à côté de son sourire maléfique.

Une fois de plus, Régis ne trouva rien à dire. Il connaissait parfaitement le pouvoir du bijou et savait que son ravisseur ne se trompait pas.

D’un pas sûr et direct qui révélait qu’il s’était rendu de nombreuses fois déjà à la Porte de Baldur, Entreri conduisit Régis jusqu’au bureau du commandant du port, une petite baraque située près des jetées. Le halfelin le suivit sans sourciller, malgré les difficultés qu’il éprouvait à se concentrer sur les événements du moment. Il restait en effet marqué par la tragédie cauchemardesque de la nuit précédente et tentait de déterminer sa propre part de responsabilité dans la mort de ces vingt-six hommes. Il remarqua à peine le commandant du port et ne retint même pas son nom.

Au bout de quelques secondes de conversation, il prit toutefois conscience que l’homme avait succombé au sort hypnotique du pendentif. Il ne prêta plus aucune attention aux paroles échangées, écœuré par la facilité avec laquelle l’assassin avait maîtrisé les pouvoirs du bijou. Ses pensées le conduisirent de nouveau vers ses amis et son foyer, même si elles étaient désormais chargées de regrets et non plus d’espoir. Drizzt et Wulfgar avaient-ils échappé aux horreurs de Castelmithral et étaient-ils en ce moment à sa recherche ? Voyant de quoi Entreri était capable et sachant qu’il serait bientôt de retour aux frontières du royaume d’Amas, Régis en vint presque à espérer qu’ils ne l’y suivraient pas. Combien de morts aurait-il encore sur la conscience ?

Il revint progressivement à la réalité, et écouta vaguement la conversation, en songeant qu’il y avait peut-être quelque information importante à apprendre.

— Quand lèvent-ils l’ancre ? disait Entreri.

Régis dressa l’oreille. La date était un détail important. Peut-être ses amis parviendraient-ils à le rejoindre ici, alors que mille cinq cents kilomètres les séparaient encore de la forteresse du Pacha Amas.

— Dans une dizaine de jours, répondit le commandant du port, les yeux écarquillés et rivés sur la pierre précieuse qui tournoyait devant lui.

— C’est trop long, marmonna l’assassin dans sa barbe. Je souhaite rencontrer le capitaine.

— Ça peut s’arranger.

— Cette nuit… Ici. (Le commandant du port acquiesça d’un geste, puis Entreri poursuivit, avec un sourire moqueur :) Une autre faveur, mon ami. Vous enregistrez chaque navire qui entre au port ?

— C’est mon boulot, reconnut l’homme, d’un air hébété.

— Vous gardez certainement aussi un œil sur les portes ? s’enquit Entreri en ponctuant sa question d’un clin d’œil.

— J’ai beaucoup d’amis. Rien ne se passe à la Porte de Baldur sans que j’en sois informé.

Entreri se tourna vers Régis.

— Donne-le-lui, ordonna-t-il.

Ne comprenant pas ce dont il s’agissait, Régis répondit par un regard déconcerté.

— Le sachet, précisa l’assassin, sur le même ton léger que celui qu’il employait pour berner le commandant du port.

Régis plissa les yeux et ne fit pas le moindre geste, l’acte le plus audacieux qu’il ait jamais tenté envers son ravisseur.

— Le sachet ! répéta celui-ci, soudain grave à en faire froid dans le dos. Notre cadeau pour tes amis. (Régis hésita une seconde, puis lança le sachet au commandant du port.) Surveillez chaque vaisseau et chaque cavalier arrivant à la Porte de Baldur. Recherchez une bande de voyageurs – au moins deux ; un elfe, probablement dissimulé sous une cape, accompagné d’un barbare immense aux cheveux blonds. Ne les manquez pas, mon ami. Trouvez cet aventurier qui se nomme Drizzt Do’Urden. Ce cadeau lui est destiné, à lui seul. Dites-lui que je l’attends à Portcalim… (Il lança un regard mauvais vers Régis.) Avec d’autres présents…

Le commandant du port glissa le sachet dans sa poche et assura Entreri qu’il ne faillirait pas à son devoir.

— Je dois partir, dit l’assassin en relevant son prisonnier. Nous nous retrouverons ce soir. Une heure après le coucher du soleil.

 

***

 

Régis savait que le Pacha Amas entretenait un réseau de correspondants à la Porte de Baldur, mais il fut stupéfait de constater à quel point l’assassin semblait savoir ce qu’il faisait. En moins d’une heure, Entreri avait sécurisé leur chambre et s’était assuré les services de deux brutes afin de surveiller le halfelin le temps qu’il règle quelques affaires.

— C’est le moment de sortir ta seconde ruse, lui dit-il sournoisement avant de le quitter.

Il jeta un regard aux deux voyous adossés contre le mur opposé de la chambre, captivés par un débat d’un niveau peu élevé au sujet des qualités réputées d’une « demoiselle » des environs.

— Tu parviendras peut-être à les duper, chuchota Entreri, pendant que Régis se détournait de lui, n’appréciant pas son sens de l’humour macabre. Mais n’oublie pas, petit voleur, qu’une fois dehors, tu te retrouveras dans les rues – dans les ombres des ruelles, où tu ne pourras compter sur aucun ami, et où je serai posté à t’attendre…

Il fit demi-tour en lâchant un ricanement sardonique et quitta les lieux.

Régis considéra ses deux gardes, dont la discussion s’échauffait. Il aurait probablement pu s’esquiver par la porte à cet instant précis.

Il se laissa tomber sur le lit en lâchant un soupir de résignation et s’allongea, mal à l’aise, la tête calée dans ses mains, dont l’une le faisait encore souffrir, lui rappelant avec insistance le prix du courage.

 

***

 

La Porte de Baldur était divisée en deux quartiers : la cité basse des quais et la cité haute, derrière le mur intérieur, où résidaient les citoyens les plus importants. La ville avait littéralement explosé avec la folle augmentation du commerce le long de la côte des Épées. Son vieux mur constituait une frontière fort pratique entre les marins et les aventuriers de passage qui s’y faisaient invariablement une place et les anciennes demeures du pays. « À mi-chemin de partout », avait-on coutume de dire en se référant à la distance approximativement égale qui séparait cette cité d’Eauprofonde au nord de Portcalim au sud, les deux plus grandes villes de la côte des Épées.

En regard de l’agitation constante et des troubles qui allaient de pair avec une telle description, Entreri attira peu l’attention quand il se glissa dans les artères qui conduisaient à la ville intérieure. Il disposait d’un allié, un puissant magicien nommé Obéron, également associé au Pacha Amas. Entreri savait que cet homme était avant tout fidèle à Amas ; il ne tarderait sans doute pas à contacter le maître de la guilde à Portcalim afin de lui donner des nouvelles du pendentif récupéré et de lui apprendre le retour imminent de l’assassin.

Cependant, il importait peu à celui-ci qu’Amas soit informé ou non de son arrivée. Ses objectifs se situaient derrière lui, vers Drizzt Do’Urden, et non devant lui, vers Amas. Le magicien pouvait s’avérer très utile en le renseignant sur la position de ses poursuivants.

Après une réunion qui se prolongea le reste de la journée, Entreri quitta la tour d’Obéron et reprit le chemin de la bicoque du commandant du port afin de se rendre au rendez-vous arrangé avec le capitaine du vaisseau marchand de Portcalim. Le visage de l’assassin avait retrouvé toute son assurance ; il avait remisé les malheureux incidents de la nuit précédente derrière lui et tout se déroulait de nouveau en douceur. Il tripota du doigt le rubis tout en approchant de la baraque.

Une dizaine de jours représentait un retard trop important.

 

***

 

Régis ne fut pas le moins du monde surpris cette nuit-là quand Entreri fit son retour dans la chambre et lui annonça qu’il avait « persuadé » le capitaine du vaisseau de Portcalim de modifier son programme.

Ils partiraient dans trois jours.

Le Joyau du Halfelin
titlepage.xhtml
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Salvatore,R.A.-[Legende de Drizzt-6]Le Joyau du Halfelin(The Halfling's Gem)(1990) .French.ebook.AlexandriZ_split_034.html